Rochester, "We are not the platonic sort, Jane."
Le cinéma n'aime pas les histoires d'amour qui finissent mal. Pourquoi ? Commerce oblige, l'offre n'est que le reflet de la demande et vous et moi prennent souvent l'écran géant pour le miroir de la Reine dans Blanche-Neige comme pour lui demander « Miroir, mon beau miroir, dis-moi : quelle est l'histoire d'amour la plus belle de toute ? » et ainsi nous vendre des rêves faits de guimauve...
En témoigne la dernière adaptation cinématographique de Jane Eyre sortie le mois dernier et réalisée par Cary Fukunaga. Certes, la qualité du jeu de Mia Wasikowska (Jane Eyre) est indéniable, même impressionnant dans les moments les plus dramatiques, mais on voit tout de suite vu le physique de Michael Fassbender, qui ressemble plus à un Mr Darcy qu' à un Edward Rochester. que le drame passe bien après le romantisme ! C'est un beau film, bien propret et tout public mais qui manque trop d'audace et d'originalité pour saisir l'esprit de l’œuvre. Fassbender est bien sûr beaucoup trop beau pour interpréter Rochester ! J'ai toujours pensé que Rochester faisait presque peur, c'est-à-dire qu'il imposait le respect. Fassbender lui fait office de mignon sans jamais vraiment que transparaissent les ténèbres de son personnage. Il manque cruellement de virilité, Rochester n'a rien d'un prince charmant. C'est du moins ce que j’interprète des pensées de Jane lors de leur première rencontre :
Il faut dire qu'en apparence, l’intrigue du roman de Charlotte Brontë a tout du roman à l'eau de rose que le cinéma raffole : comment une préceptrice, « poor, plain and little », aime et est aimée en retour d'un riche aristocrate qui lui promet le mariage. Or, il ne faut pas l'oublier, ce beau scénario est inspiré d'un fait divers, nécessairement glauque, et qui laisse déjà entendre qu'il y a plus qu'une simple histoire rose bonbon derrière Jane Eyre. Bien sûr, qui ne préfère pas les moments passés par l’héroïne à Thornfield Hall plus que tout autre ? Mais, loin de donner à lire une histoire stéréotypée sur l'amour, l'intrigue de Jane Eyre mais surtout la peinture des caractères qui y est faite témoignent de la nature de l'amour ou du désir qui nous pousse à aimer selon Charlotte Brontë.
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Toby Stephens (Edward Fairfax Rochester) |
Cette réflexion m'est venue en relisant cette œuvre cet été juste après avoir vu une autre adaptation de Jane Eyre produite par la BBC en 2006 avec Ruth Wilson et Toby Stephens dans les rôles de Jane et de Rochester. Je dois cette découverte aux conseils d'une bonne amie – qui se reconnaîtra – et, connaissant le talent des Britanniques (et de la BBC) pour faire des merveilles, j'ai été enchantée par cette version qui a su avec justesse saisir l'esprit de l'oeuvre et de ses personnages. Le jeu des acteurs est vraiment puissant, particulièrement celui de Toby Stephens à coté duquel Michael Fassbender fait pâle figure, le pauvre ! On sent beaucoup d'intelligence chez cet acteur, beaucoup de sensibilité aussi qui lui ont permis de saisir le caractère d'Edward Rochester, du moins tel que moi-même je crois comprendre ce personnage.
Pourtant, quand on s'y essaye, Charlotte Brontë ne nous rend pas la tache facile, preuve de son génie. Je ne crois pas beaucoup à ceux qui font des personnages de fiction de simples êtres de papier, comme si on ne pouvait pas saisir quelque chose de vrai et de vivant dans la littérature. Je préfère l'image que nous donnait l'un de mes professeurs d'anglais en khâgne en disant que certains auteurs étaient si habiles soit dans leur façon de narrer, soit dans la représentation de leurs personnages que tout paraissait « seamless », sans coutures, capables ainsi de faire oublier l'art. L'image est peut-être un peu forte mais Charlotte a réussi avec Rochester là où le professeur Frankenstein de Mary Shelley a échoué avec sa créature dont les coutures sur son corps sont assez apparentes pour qu'on sente l'artifice. Aussi complet et complexe, plus qu'un personnage, elle en a fait une personnalité sans demi-mesure, un être de désir allant d'un extrême à l'autre aussi légèrement que possible. Parfois bourru, Rochester n'en reste pas moins plus souvent charmeur et charmant (les nombreux sourires de Toby Stephens et sa merveilleuse façon de fumer le cigare ont hérité de ça) comme s'il était constamment en duel. Il tient à la fois de la force brute et de l'homme du monde, non pas superficiel, comme gagné par les faux semblants, mais répondant à la définition même de ce que c'est que d'être « a good compagny ». « He si very changeable », ce sont les mots de Jane dans cette adaptation ce qui correspond parfaitement dans le texte au physique même de Rochester qui donne l'impression de changer au gré de son humeur :
C'est pour cela aussi, parce que Rochester n'a rien d'un personnage figé, qu'il est impossible de le juger bon ou mauvais, malgré les faits contre lui, son passé et sa dissimulation envers Jane, justement parce qu'il est constamment en évolution, ou dans un jargon philosophique perfectible. Il est tellement anti-conventionnel, à tel point qu'il juge comme nul et non avenu son premier mariage, pourtant le rite sacré par excellence à l'époque, que la moralité ou l'immoralité ne semblent pas l'atteindre ou du moins je préfère rester dans l'indécision à ce sujet.
Même l'auteur, qui pourtant lui fait subir les pires mutilations à la fin de l'histoire comme autant de punitions, n'arrive pas à le condamner complètement et à le juger sans appel puisqu'elle lui accorde la seule chose qu'il désire : le bonheur.
En vérité, je crois que c’est une morale toute personnelle et intime que Charlotte Brontê défend contre une morale officielle et bien pensante : une morale faite de sentiments et non de commandements comme le sens de la fidélité à soi-même et à ses propres principes, celui de la culpabilité ou du désir de changer qui est celui de Rochester à la fin de l'oeuvre et qui est le signe de son évolution. Bien sûr, la morale chrétienne (du moins protestante ou anglicane) n'est pas loin mais je crois que ça serait faux de faire uniquement de Charlotte Brontë et de ses œuvres des figures austères alors qu'on sent qu'il y a beaucoup de passion, d'humour et d'exaltation des sentiments, quand ils sont modérés par le bon sens, qui permettent de faire de la morale présente dans son oeuvre un modèle qui s'applique dans les choix de la sphère privée et qui ne demande pas d'être approuvés ou non si ce n'est dans la relation toute intime à une Personne, jugée digne de l'être. Une telle valorisation de l'intimité et de la sphère privée de ces questions me laissent vraiment penser que Jane Eyre n'est en rien datée, ou qu'elle puisse être jugée comme une œuvre austère alors qu'elle est au contraire très moderne.
L'autre preuve de modernité porte justement sur la nature de l'amour tel qu'il est dépeint dans la relation entre Jane et Edward et qui me laisse penser que Jane Eyre est l'anti-roman à l'eau de rose, ou toute œuvre atemporelle et déconnectée de la réalité dans le même genre. Mon argument est qu'il ne s'agit ni d'un amour purement platonique, ou dirons chaste, ni purement physique mais plutôt loin d'opposer les deux, il s'agit de trouver un équilibre ou une union entre les désirs du corps et ceux de l'esprit.
Comme je l'ai dit, ça m'a été inspirée par cette adaptation de la BBC surtout à cause d'un choix interprétatif de l’œuvre fait par la réalisatrice, Susanna White. Je le comprends : ce qui compte au cinéma, c'est la dramatisation qui rend plus intense certains aspects d'une intrigue pour pouvoir faire effet et émouvoir le spectateur, le mettre en haleine de telle sorte qu''il ne décroche pas en route vu le peu de temps imparti. Un roman a plus de temps pour se dérouler, pour fidéliser le lecteur. Le cinéaste, lui, court un contre la montre !
L'audace de la réalisatrice a été de vouloir moderniser leur relation, la rendre plus sensuelle et cette idée n'est pas sortie de nulle part bien sûr ! C'est juste rendu plus manifeste et moins sous-entendu à l'écran. Avec des analyses vraiment intelligentes, Toby Stephens
dans une interview le dit mieux que moi en se félicitant de ce choix de faire de ces personnages
« two sexual people » :
Il faut dire, autre preuve que Charlotte Brontë n'a rien d'une simple petite dévote, que rien que la scène de l'incendie où Jane vient secourir Edward dans sa chambre m'a toujours parue un coup de force pour l'époque tout en étant l'une des scènes les plus emblématiques et les plus fantastiques du roman. Cependant, tout cet arrière-plan là n'est que suggéré là où l'adaptation de la BBC en a fait l'un de ses choix dramatiques.
C'est manifeste par exemple dans la scène de l'adieu profondément érotique à l'écran. Je dois avouer que la première fois, j'ai été un peu surprise par ce choix qui m'avait vraiment paru une erreur d'interprétation surtout lorsqu'on se rappelle dans le roman que certes, Rochester agit de tous ses charmes pour la persuader de ne pas le quitter en essayant de l'embrasser mais Jane refuse systématiquement ce genre de contact physique alors que la Jane interprétée par Ruth Wilson l'embrasse à pleine bouche ! (et on la comprend un peu...) Désormais, je saisis mieux ce choix qui permet de souligner de manière frontale le combat intérieur, le dilemme et la « tentation » que peut être la sienne de répondre à l'appel du bonheur en acceptant la vie qu'il lui propose, quoique contraire à ses principes, elle qui est sans famille et sans que rien ni personne ne puisse y faire obstacle publiquement.
Je pense tout du moins que le roman défend une conception de l'amour qui va au-delà de cet aspect purement physique, bien que cette adaptation ne se résume pas qu'à ce seul aspect et qu'elle développe leur relation dans toute sa complexité mais en insistant plus volontiers sur cette dimension physique parce qu'il faut dire ce qui est, c'est très beau à l'écran ! En vérité, cette dimension n'est en rien exclue mais englobée dans une perspective plus large qui pense non pas la séparation entre ce que le corps et l'esprit veulent mais plutôt l'équilibre, l'union des deux. Ainsi, sans le savoir (ou consciemment), Charlotte Brontë semble s'opposer à ce qu'on appelle en philosophie le dualisme entre le corps et l'esprit pour penser plus volontiers l'union entre l'ordre de la sensibilité et celui de la raison. L'importance de la conversation et des jeux d'esprit entre les deux personnages et même de leur capacité à comprendre leurs pensées sans même les exprimer à l'oral (ou même ce moment romanesque où Jane entend la voix de Rochester et qui l'incite à revenir à Thornfield,. Aussi « too much » que cela soit, c'est quand même très puissant comme passage !) laisse entendre l'importance de la synergie qu'il y a entre eux, « leur parité d'esprit » ce qui construit peu à peu leur désir de s'aimer.
C'est aussi en ce sens que ce roman n'a rien d'un roman à l'eau de rose puisqu'il ne pose pas la sensibilité, ou plutôt les bons sentiments comme rois ou encore l'imagination la plus débridée. Au contraire, c'est le bon sens qui caractérise le plus Jane et je crois qu'en cela elle est une sorte de porte-parole de son auteur. Il y a quelque chose de ce bon sens dans la première rencontre entre Jane et Rochester qui est très romanesque. Tout y est : la brume, le mystérieux cavalier, un chien inquiétant et pourtant, son bon sens tempère très vite son imagination.
A chaque fois que le romanesque et que les bons sentiments semblent prendre le dessus, le lecteur et Jane sont rapidement ramener dans le sens des réalités avant même d'être pris au piège. Et parfois avec beaucoup de dureté :
Bien que Jane Eyre soit souvent considérée comme un roman gothique, je pense qu'il y a trop de valorisation du bon sens pour que ce roman soit un gothic novel à l'image par exemple de l’œuvre de sa sœur Emily, Wuthering Heights. Je crois plutôt que l'imagination est reine dans ce genre autant pour les personnages, pour l'écrivain que pour ses lecteurs qui s'y laissent prendre. Cependant, c'est peut-être une meilleure comparaison que celle des romans sentimentaux puisque la force de l'imagination ne crée pas des sentiments faux, seulement plus exaltés, plus vivants et plus spontanés que la moyenne. Et, il n'est pas si mauvais parfois de s'y laisser aller...
Une énigme pour moi demeure à propos de Charlotte Brontë. Pourquoi avoir écrit alors ? Pourquoi s'être laissée aller à l'imagination et n'avoir pas écouté son bon sens en restant une simple institutrice et non en devenant Charlotte Brontë, une auteur à succès ?
Ton article est génial !
J'ai adoré la dernière adaptation cinématographique (J'ai tendance à bien distinguer l'oeuvre original et ce que peut proposer un réalisateur)mais je comprends cependant tes arguments envers le manque de crédibilité de Fassbender !
Je sens que je vais aimer trainer sur ton blog :D