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« Never are voices so beautiful as on a winter’s evening, when dusk almost hides the body, and they seem to issue from nothingness with a note of intimacy seldom heard by day. » [1]
Virginia WOOLF, Night and Day (1919)
L'intrigue :
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Nuit
et Jour est le second roman de Virginia Woolf à être publié, après La
Traversée des apparences.
Sa structure paraît simple, centrée autour de l'histoire de quatre
personnages : Katherine
Hilbery,
Mary
Datchet,
William
Rodney
et Ralph
Denham.
Quoi qu'appartenant à des milieux sociaux différents, ils sont liés
les uns avec les autres gravitant ensemble
autour des mêmes préoccupations et des mêmes lieux où ils se
rencontrent, se fuient ou se cherchent. Mais
qui sont-ils ?
Qu'est-ce qui les lient ? L'amour, l'amitié, la rivalité,
l'admiration ? Tout ça, en même temps ?
On les suit presque exclusivement dans un décor londonien
au fil de leurs nombreuses promenades, mais surtout de leurs errances
très souvent nocturnes entre Chelsea à Cheney Walk
et Highgate en passant par Kew Gardens. Deux fois deux faisant
quatre, ce sont surtout des couples qui se forment, qui se
confrontent, qui se brouillent ou se réconcilient et pas seulement
ceux qu'on croit. Bien sûr, les
préoccupations amoureuses
ne manquent pas mais
aussi les plus existentielles. La femme face à la femme, la femme face à l'homme, l'homme face à l'homme,
chacun se cherche soi-même, se demande qui il est, ce que, lui, veut contre ce que la société ou les autres pensent savoir ce qu'il
est ou ce qu'il deviendra d'après leurs diktats.
Mon histoire personnelle avec ce roman de Virginia Woolf commence avec sa couverture (dont l'image d'origine se trouve ci-dessus) et c'est elle qui m'a accrochée lors d'une flânerie en librairie plus que les mots « vendeurs » au dos de l'ouvrage. Il faut dire que je ne passe jamais au Gibert de Saint-Michel sans faire un tour du coté de l'étagère dédiée à Virginia Woolf. Appelez ça un rituel ou une folie mais en tout cas, ce n'est jamais improductif puisque, petit à petit, je reconstitue chez moi la même étagère avec les mêmes ouvrages. Il faut dire qu'en juin dernier, j'étais plus que jamais dans ma période « VW » après avoir écouté deux ou trois émissions sur France-Culture qui lui étaient dédiées particulièrement autour de ses œuvres « féministes » : Une pièce bien à soi et Trois Guinées. La couverture de Nuit et Jour y a fait écho puisqu'il présente joliment un affiche en faveur du « Vote for Women ». J'ai imaginé retrouver sous couvert de la fiction les mêmes idées ensuite rassemblées dans ces deux ouvrages théoriques et mon intuition était en partie fondée.
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Mary Datchet, en plus d'être indépendante, fume ! ;-) |
Cette dimension « vote for women » est incarnée par le personnage plus qu'attachant de Mary Datchet qui travaille dans un comité de « suffragettes ». Elle représente l'indépendance au féminin, la self made woman, elle qui vit seule dans un appartement bien à elle et qui se définit par son travail :
- Ne pensez-vous pas qu'il existe autre chose que le travail ?, demanda-t-il, hésitant.
- Rien sur quoi l'on puisse compter, répondit-elle. [...] Que serais-je devenue si je n'étais pas obligée d'aller au bureau tous les matins ? Des milliers de personnes vous diront la même chose - des milliers de femmes. C'est le travail qui m'a sauvée, Ralph, pas autre chose.
Cependant, et c’est bien pour ça qu'on est dans le cadre d'une fiction, cet aspect n'a rien de militant. Au contraire, étant donné l'époque (c'est-à-dire la période edwardienne entre 1900 et 1918), le siècle est aussi naissant que l'est le mouvement féministe et on le sent tâtonner à tel point que Mary s'impatiente de ne pas voir son comité plus ambitieux, plus dans l'action et moins dans les belles paroles. Tout cela réunit ne peut que mettre les revendications féministes qu'au second plan de l'histoire, comme « arrière-plan culturel » comme la couverture de Nuit et Jour n'est finalement que secondaire par rapport au texte lui-même.
Si le mouvement féministe est anecdotique et si les considérations sociales ne sont pas de cet ordre-ci, elles servent des préoccupations plus personnelles, voire plus existentielles qui sont celles des quatre personnages contre cette société traditionnelle et patriarcale.
Dès
les premières pages, Nuit
et Jour
étonne par sa facture plus classique, presque austenienne et il faut
dire qu'il partage avec les romans de Jane Austen des thèmes
similaires comme la question de la place de l'amour dans le mariage.
Même si le style est bien différent, je
ne vois rien du classicisme attendu. Certes, l'histoire suit un
semblant de linéarité, avec une chronologie assez stricte d'une
saison à l'autre, d'automne au printemps avec des personnages
clairement construits et dans la longueur. (D'ailleurs, entre nous,
c'est le plus long Virginia Woolf que j'ai lu, soit 536 pages.) Or,
je crois qu'on entend plus l'adjectif « classique » au
sens où, enfin ! (ou presque), on arrive à la suivre et à
voir où elle veut en venir grâce à des phrases d'une longueur
acceptable étant donné que ses célèbres stream
of consciousness
(flux de conscience ou monologue intérieur) sont presque totalement
absents pour laisser place à l'exposé (presque) clair et distinct de
pensées et des sentiments des héros et des héroïnes. Remarquez
bien : tout est dans le « presque ». C’est
Virginia Woolf quand même, pas Marc Lévy !
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Cecil Gordon Lawson, Cheyne Walk (1870) La rue à Chelsea où Katherine et les Hilbery habitent. |
En
vérité, je crois que ce classicisme n'est que de surface justement
parce qu'il s'agit déjà de Virginia Woolf, celle que l'on connaît
et celle que j'aime à la prose étrange et presque
envoûtante. Nuit
et Jour
intrigue, comme tous ses autres romans à tel point qu'il ne cessera
pas comme les autres de m'accompagner dans mes pensées même après
avoir lu la dernière phrase :
“Good night,” she murmured back to him.
Pourtant,
j'ai eu du mal à le finir (pour sa défense, j'ai relu Jane Eyre
entre temps) ou à m'attacher à ses personnages, à leur trouver
assez de profondeur pour que ce roman ait une place à part pour moi,
comme je crois qu'il l'aura à l'avenir. Je ne sors pas avec un
sentiment mitigé, comme ça a été le cas il y a quelques mois pour Céline, mais plutôt conquise après avoir été perplexe pendant la première
moitié du roman et happée par les pages, par l'histoire et ses
personnages durant la seconde moitié à tel point que je l'ai fini
en quelques jours, un peu trop tôt à mon goût.
Mais,
il a de quoi rendre perplexe ce qui me confirme dans mon idée qu'il
est plus original qu'on ne le croit et aussi woolfien que les autres.
Ce
qui éloigne Virginia de Jane Austen, ce sont d'abord ses
personnages. Souvent, les romans de Jane Austen sont centrés autour
d'une seule héroïne (mise à part Sense
& Sensibility)
dont on suit l'évolution, les pensées et les sentiments plus que
les autres personnages grâce à des procédés littéraires bien
connus comme la focalisation interne. C'est comme cela que l'on
divise le personnage principal et les personnages secondaires. Or,
Nuit et Jour voit cohabiter au moins quatre voix qui se partagent assez équitablement le devant de la scène et qu'on pourrait appeler personnages principaux : Katherine, Mary, William et Ralph.
Or, les prétendument personnages
secondaires, même les plus insignifiants, ont aussi une voix bien à
eux à tel point que cette distinction ne tient plus. C'est fait avec
beaucoup de finesse, beaucoup de souplesse, encore une fois seamless :
là où cela est fait de façon abrupte et déroutante dans Les
Vagues
où pas moins de six voix se mêlent, tous les personnages parlent
ici en leur nom, presque en même temps, sans que jamais cela paraisse cacophonique.
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Katherine Hilbery, at home. |
Certes,
Katherine Hilbery pourrait tenir le rôle d’héroïne austenienne à
quel point elle est au centre de toutes les préoccupations autant
sociales, matrimoniales qu'existentielles. Cependant, elle n'a rien
d'un type comme si elle était la porte parole de son époque ou de
son milieu. Au contraire, elle est sacrément étrange et
parfois étrangère à elle-même à la limite de la névrose ! Dès
le début, il y a comme un flou autour de son personnage : elle
appartient au beau monde dans une famille qui s'est fait un nom en
littérature (en tant que la petite fille du poète – fictif, il me
semble – Richard
Alardyce) et pourtant, elle pourrait presque apparaître dès la
première phrase comme une domestique dans la maison de ses
parents en servant le thé :
« It was a Sunday evening in October, and in common with many other young ladies of her class, Katharine Hilbery was pouring out tea. »
Loin
du personnel de Downton
Abbey,
son rôle est pourtant celui d'une sorte d'intendante jouant comme on
s'attend d'elle la parfaite ménagère, comme déjà prête pour la
vie qu'on lui destine, celle d'une bonne épouse épanouie dans un
mariage de raison. Pourtant, Katherine est bien loin de ses
considérations pratiques : tout semble maîtrisé dans sa vie,
à tel point qu'elle ne perd rien et n'est jamais en retard (sauf, quand ses horizons
s'ouvrent enfin), et pourtant, elle aussi à des rêves. En vérité,
elle semble être constamment plongée dans des rêveries éveillées :
discrète ou taciturne, elle est indifférente aux autres et souvent
perdue dans ses pensées, en état de contemplation sans que
quiconque s'en rende compte ce qui lui permet de paraître toute
différente sans révéler ce qu'elle est vraiment.
Ainsi, si elle
semble accepter en apparence les règles de la tradition, elle est
loin de les faire sienne. Elle s'éloigne tellement de la tradition
familiale qu'elle est moins intéressée par la littérature que par
les mathématiques et l'astronomie qui lui plaisent en tant qu'elles
qui offrent la solitude qu'elle recherche, préférant les problèmes
mathématiques aux problèmes liés au fait de côtoyer les
autres êtres humains. Quant aux conventions sociales, comme le
mariage, elle semble aussi s'y résoudre mais sans y croire, sans lui
donner la valeur que la société lui donne, quitte à se marier sans
amour si elle obtient ce qu'elle souhaite :
« Mais,
je l'avoue, si je l'épouse, c'est parce que – je serai très franche
avec vous, vous ne devrez souffler mot à personne de ce que je vais
vous dire – si je l'épouse, c'est parce que je veux me marier. Je
veux avoir une maison à moi. La vie n'est plus possible chez nous.
Vous, vous n'avez aucun problème, Henry ; vous pouvez faire ce que
vous voulez. Moi, je dois toujours être là. Vous savez bien comment
cela se passe à la maison. Vous ne seriez pas heureux non plus si
vous ne faisiez rien. Ce n'est pas que je n'aie pas le temps, c'est
l'atmosphère."
Ainsi, le mariage
est pour elle une façon d'obtenir enfin « une pièce bien à
soi » et faire quelque chose de ses journées en s'adonnant aux
activités qu'elle souhaite (comme les mathématiques qui sont une
passion secrète pour elle), sans être interrompue. Ainsi avoir
l’opportunité de jouir pleinement, en plein jour de la solitude
qu'elle aime. Cependant, cette situation pose forcément problème :
le tout est de s'en rendre compte à temps...
Je crois que ma
perplexité face à cette œuvre est venue surtout de ce
personnage-ci qui n'est pas mon préféré (il s'agit pour moi de Ralph) mais que j'ai appris avec
le temps à comprendre et à aimer. Elle demeure tout de même
énigmatique pour le lecteur et pour les autres personnages, parce
que sa vraie personnalité est souvent cachée aux autres, conforme
au titre du recueil des lettres de son auteur : « ce que je suis en réalité demeure inconnu ».
Cependant, ce trait
de caractère de Katherine, en tant qu'elle fait mystère, n'est pas
sans conséquence
sur
ce qui définie la relation amoureuse dans Nuit
et Jour
et, qui sait, dans la tête de son auteur. C'est en cela aussi que
Nuit
et Jour
tire son originalité : l'amour et le mariage sont des thèmes
récurrents dans ce roman et pourtant, ça n'en fait pas un roman
« classique ». Au contraire, les personnages sont autant
en quête d'amour qu'en quête de ce qu'est l'amour. Comment savoir si que ce qu'on ressent,
c'est de l'amour ? Qu'est-ce qui dans l'amour est réel ou
fabulé, imaginé ou idéalisé ? Et dès lors, peut-on réellement aimer une idée ? L'amour n'est-il donc qu'une illusion ?
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Ralph Denham (qui sait ?) |
C'est visible lors
d'une déception amoureuse quand la réalité saute aux yeux :
« Katherine
était fiancée, elle l'avait trompé. (…) Il était totalement
dépossédé. Katherine l'avait trompé ; elle s'était mêlée
à toutes ses pensées et maintenant qu'elle se retirait, il les
jugeaient factices, et ne pouvait y repenser sans rougir. Sa vie s'en
trouvait infiniment appauvrie. (…) A la réflexion, il dut admettre
que Katherine ne lui devait rien. Katherine n'avait rien promis, elle
n'avait rien pris ; les rêves de Ralph ne signifiaient rien pour
elle. Cette pensée le mit au comble du désespoir. Si le
meilleur de nous-même ne signifie rien pour pour la personne qui tient le plus de place dans notre vie, que nous reste-il ? » (Chapitre 12)
La personne aimée
tient beaucoup aussi grâce à l'imagination ou du rêve, à un certain idéal
que l'on projette éloignant les preuves contraires que
donnent la réalité. L'amour ne serait que se raconter une
histoire et être sciemment placée dans l'illusion romanesque. Ainsi, la pensée
incessante de l'autre serait une façon d'aimer une idée fausse de l'être aimé ou plutôt aimer une Idée toute seule sans qu'elle se
rapporte à quelque choSe de réel :
I’ve done my best
to see you as you are, without any of this damned romantic nonsense.
That was why I asked you here, and it’s increased my folly. When
you’re gone I shall look out of that window and think of you. I
shall waste the whole evening thinking of you. I shall waste my whole
life, I believe.” [2]
Cette oscillation
entre le rêve et la réalité, entre ce qu'on parait être et ce
que nous sommes, entre l'être imaginé et l'être réel, c'est ma
façon à moi d'interpréter le titre assez énigmatique de ce roman
de Virginia Woolf. Nuit
et Jour,
ce n'est pas seulement la distance qui sépare les personnages comme
le jour et la nuit, comme les antinomies que sont Mary et Katherine
par exemple. Nuit
et Jour,
ce n'est pas seulement la distance qui sépare ce que nous sommes en
secret de ce qu'on laisse paraître au grand jour conformément aux bonnes
règles de la société. Nuit et Jour, c'est aussi le monde du rêve
et celui de la réalité, ces deux mondes qui se confondent dans
l'amour ou dans un sentiment égal qui n'ose pas se nommer tel.
Voilà mon extrait favori :
Vous saviez que vous étiez amoureux ; pour nous, c'est différent. On dirait... (…) On dirait que brusquement quelque chose s'arrête – cède – s'efface – comme un mirage – comme si nous inventions que nous étions amoureux – comme si nous imaginions quelque chose qui n'existe pas. Voilà pourquoi il nous est impossible de nous marier un jour. Découvrir sans cesse que l'autre est une illusion ; partir ; oublier ; ne jamais être sûr que l'on aime ou qu'il n'aime pas en vous quelqu'un d'autre ; le passage terrifiant entre la joie et la tristesse, oui, voilà pourquoi nous ne pouvons pas nous marier. En même temps, il nous est impossible de ne pas vivre l'un sans l'autre, parce que... [3]
J'ai lu Nuit et Jour dans l'édition de poche, parue récemment dans la collection "Signatures Points ". Elle se trouve bien sûr sur Amazon mais vous pouvez aussi lire la préface de Camille Laurens (chose que je n'ai pas faite pour ne pas gâcher ma lecture) mais surtout le premier chapitre en ligne à cette adresse.
Traduction des citations :
[1] « Jamais les voix ne sont aussi belles qu'en hiver, à la tombée du jour, quand les lignes du corps s'estompent et qu'elles semblent s'élever du néant avec une intonation intime si rare en plein jour. »
[2] "Dieu m'est témoin que j'ai essayé, répliqua t-il. J'ai fait de mon mieux pour vous voir telle que vous êtes, sans être bêtement romanesque. C'est pour cela que je vous ai demandé de venir ici mais cela n'a fait qu'aggraver ma folie. Lorsque vous serez partie, je regarderai par cette fenêtre et je penserai à vous. Je passerai toute la soirée à penser à vous. J'y passerai toute ma vie, je crois."
[3] “You knew you were in love; but we’re different. It seems (…) as if something came to an end suddenly—gave out—faded—an illusion— as if when we think we’re in love we make it up—we imagine what doesn’t exist. That’s why it’s impossible that we should ever marry. Always to be finding the other an illusion, and going off and forgetting about them, never to be certain that you cared, or that he wasn’t caring for some one not you at all, the horror of changing from one state to the other, being happy one moment and miserable the next—that’s the reason why we can’t possibly marry. At the same time,” she continued, “we can’t live without each other, because—”
Ce billet sur Nuit et Jour est mis à l'honneur pour le challenge de Lou sur Virginia Woolf !
Je suis assez admirative devant une critique aussi complète et aussi bien construite ! ^^
Je n'ai lu qu'Orlando de cette auteure et je n'avais pas du tout accroché mais je ne désespère pas ;)